Article sur la série dans Spectaculum Magazine
Complainte des écaillés – Poème par Justine Arnal
Au commencement : le piège
L’appât flottant à la surface, lesté vers les abysses
Au commencement : allécher la bête par le leurre
L’aimanter par la gueule
Pour la séduction
au bout de l’hameçon
vers de farine sangsue méné ou boule de pâte
pour la prise par la mâchoire
arrachée sans cri
déchirée sans bruit
l’eau troublée de l’effraction
des cannes, filets, chalutiers
destins à venir : bocal aquarium marché garniture ou friture
ou bien
le seul plaisir de la capture
du pêcheur
calme et vorace
(Le prix de la voracité : la mâchoire de la bête
jamais épargnée)
Ce qu’il faut de patience, d’insolence
pour aller chercher ce qui
se fraie
glisse
ondule
et nous échappe en dessous
Les nénuphars
tapis de petites îles rondes et vertes aux fleurs roses
sont les habits des abysses
Discus
Selene vomer
Zebra cobalt
Brillants en dessous dans le noir
Nous les nommons
Poisson-ballon
Poisson-dragon
(Nulle garantie que nous les aimons)
Ici, un néon bleu stressé a perdu ses couleurs
Là-bas, sur le corps d’un discus en danger
soudain sont apparues
des rayures noires
Casser leurs bancs
les forcer à
rejoindre nos rangs
Ce qu’il faut
pour survivre
personne ne sait
Eux savent bien mieux que nous
(Y a-t-il quelqu’un qui veut savoir
à quoi tient sa survie ?)
La faute à qui ?
À la tendresse blanche de leur chair
Aux reflets irisés
La faute à la beauté
(Dénier que l’acquérir
la transforme en charpie)
On s’entend : les poissons sont beaux, les poissons sont bons
Il nous les faut
(Pendant ce temps
les Astéries s’épongent le front
se félicitent
de ne pas être comestibles)
Ce que nos yeux sont avides de couleurs
Ce que nos bouches sont avides de saveurs
Ils aiment : larves de moustiques vers de vase artémias et daphnies
Ils aiment tant de choses que nous méconnaissons
Nous leur offrons : paillettes, paillettes, paillettes
Bocal, bocal, bocal
Ici, ils s’écaillent
Quelle que soit l’heure du repas
Il y a toujours un drame ordinaire au menu du jour
Cette fois-ci qui est à l’origine du crime ?
Personne n’a vu
La locataire ? Partie trop vite
Ou la voisine ? Venue trop tard
Pourtant elle avait accepté de –
Elle était supposée
prendre soin
des habitants de l’aquarium
Non, personne n’a vu
Qui, les a tués
sans faire le moindre geste
Cela arrive
plus souvent
qu’on ne le pense